Trois regards sur la plaine
Presque suspendu dans les airs, comme un oiseau : du haut de la colline, regarder la plaine qui s’échappe au loin, rejoint l’horizon. Où se dressent, immobiles, les crêtes d’une brume bleutée. Leur répétition, leur impassibilité invitent à faire une pause. Tout comme les répétitions tant aimées de la sonate de Franck. (Oh, leur amertume et leur douceur.) Répétées avec l’insistance de l’admiration.
La porte est ouverte sur la terrasse, un courant d’air frais vient baigner mon visage. Le bleu de la brume figée au-dessus de la plaine se fait de plus en plus transparente. On voit maintenant les contours des maisons, de la flèche de l’église, dans le village, là-bas. Les yeux me piquent. Mes cils retiennent encore les gouttes, infiniment lourdes, d’humidité. Un signe de plénitude, et non de tristesse. Submergé par l’indicible. Après les élans, les tentatives de supplications – regarder soudain droit devant soi, et voir que l’espace est depuis longtemps ouvert – et à l’œil, et à la main qu’on agite en l’air. Au battement d’aile de l’oiseau inconnu s’envolant vers le ciel, comme effrayé par une note trop aiguë du piano.
La pelouse, sous la terrasse, est toute brillante d’herbe printanière. Au-dessus d’elle flotte la masse blanche et rose des pommiers en fleur. Le tapis violet bleu des jacinthes s’étale à la rencontre d’une visiteuse matinale. Celle-ci pose la main sur une branche de pommier qu’elle tire vers son visage, et respire longuement l’odeur des fleurs, avec un plaisir évident. (J’aurais fait la même chose.) Le terrain vallonné l’empêche de voir le visiteur qui avance sur le sentier, un livre à la main. Il lit et marche lentement, ne se fiant pas à la surface d’ailleurs parfaitement lisse du chemin. De la terrasse, je les vois tous les deux.
Tous deux surgis, sans aucun doute, des pages de Yourcenar, que je lis la nuit, étonné et ravi du titre «Quoi ? L’Eternité.» L’auteur était aussi la maîtresse des lieux et de la maison, qui laissait glisser son regard sur cette plaine, il y a vingt ans.
Le soleil repousse toujours plus loin l’horizon. On voit apparaître des bâtisses d’exploitation – les fruits (non ! les résultats) d’autres mouvements de l’âme et des mains. Le silo à grains. Le château d’eau. Et même des pyramides aux dimensions égyptiennes : de grands tas noirs coniques, les terrils de mines désaffectées. Tout y est comme dans la vie. Vous savez, c’est ça, la vie : de l’eau et du pain, et le travail dans les galeries souterraines, le dos courbé, le visage rongé par une sueur brûlante. Pour recevoir sa portion d’eau et de pain. Il se produit parfois – le siècle qui s’est achevé les a connus, et celui qui commence – est-ce possible – les connaîtra aussi – des concentrations de labeur et d’autorité. En d’autres mots, la prison ou, plus précisément, le camp.
Les aiguilles des cirrus. Quelque part, là-bas… là-bas est ma maison, le repos des épaules alourdies et des jambes affaiblies. Ma maison de légèreté, pareille à la délicate pression du marteau sur la corde sonore. (Dans le ventre du piano : en réponse à la touche effleurée par un doigt rose. En réponse à la note lue par un œil brun. Au mouvement de l’âme du maestro. La réponse à une question d’ailleurs jamais formulée.)
Plénitude : cette douceur. Et cette fraîcheur. Ce presque-là : quelque chose va se passer dans un instant, toute l’attente de ma vie s’achèvera. S’accomplira : quand il n’y plus ni lieu ni temps, quand le rayon d’une étoile lointaine tombe droit dans la pupille : n’est-ce pas le départ, l’adieu de la mort ? La grande frontière du passage, la fine toile par laquelle on pénètre, elle s’avance vers là-bas comme un ventre de femme enceinte, dans lequel se trouve – moi, assis devant la porte ouverte, baigné par l’air, épuisé d’amour.
Ouf, c’est impossible, impensable. Vite, faire un thé, pour que les gestes prosaïques nous sauvent de la tension de l’ultime. Ici, tout est simple, merci : un quartier de citron, des morceaux de sucre brun, du pain grillé. Des gouttes salées, tardives, tombent sur le pain, se mélangent avec la confiture. C’est l’amertume de décennies qui se dissout. Mademoiselle, je vous remercie, vous avez joué divinement. Vraiment ! Je ne sais simplement pas… Je sais que ce n’est pas simple. Merci, merci, non, ce n’est rien.
Le visiteur est depuis longtemps assis sur un banc, avec son livre, en face d’un massif de thuyas. Il est jeune, grand. Maigre. Quel dommage que je ne puisse pas voir les pages ni deviner ce qu’il lit (un jeu si intéressant, dans le métro parisien. Et berlinois.). Le format donne une indication : ce n’est pas un poche, donc, probablement, une nouveauté. Il est entièrement plongé dans sa lecture. Ne se laisse pas distraire par ses propres pensées : elles ne sont pas encore, semble-t-il… Elles ont encore besoin de matériaux étrangers.
A l’autre bout de la pelouse aussi, des changements se sont produits. La visiteuse s’est étendue sur le sol pour prendre le soleil, supposant qu’il n’y avait personne dans le parc. C’est une action relativement hardie : nous sommes tout de même dans la Flandre des robes et des bonnets noirs. Mais ce tableau alarmant n’est visible que depuis la terrasse, déserte à cette heure. C’est probablement une nouvelle venue. Une invitée. Elle est heureuse de se coucher sous le soleil si étonnamment chaud. Le temps du corps. Saison des parfums des herbes et des fleurs. De l’oiseau planant dans le ciel. De la mélodie répétée du violon.
Ce jour, qui exclut tout recours à ce qu’on appelle l’expérience : à ce qui se répète. Les réponses soufflées par le passé ne parviennent pas jusqu’ici, aujourd’hui. Les événements terrestres se dissolvent dans le bleu aveuglant du vide. Même ce corps éclatant de blancheur. Et l’amusant couple de lapins soudain jailli des buissons. Le chat noir avançant, pensif, sur le sentier, bien qu’il fasse aussi entendre une note de confort s’opposant à toute disparition.
Le soleil brille toujours plus fort. Les cascades bleues, sur la plaine, peu à peu. Les terrils noirs de la mine ont pris du poids et de la masse. La flèche de l’église est devenue plus aiguë, plus nette, son élan plus désespéré. Silence des pommiers en fleur. Le jeune homme est assis à califourchon sur son banc, s’appuyant sur ses bras comme s’il était sur un engin sportif. Il est vêtu d’une chemise à carreaux, à manches courtes. La jeune fille s’est retournée sur le dos, elle écarte les bras.
Mais où sui-je, moi ? Qui suis-je ? La mélodie répétée du violon. La musique des répétitions.
(Paru dans les Annales de la Villa Mont-Noir 2002-2003)
La porte est ouverte sur la terrasse, un courant d’air frais vient baigner mon visage. Le bleu de la brume figée au-dessus de la plaine se fait de plus en plus transparente. On voit maintenant les contours des maisons, de la flèche de l’église, dans le village, là-bas. Les yeux me piquent. Mes cils retiennent encore les gouttes, infiniment lourdes, d’humidité. Un signe de plénitude, et non de tristesse. Submergé par l’indicible. Après les élans, les tentatives de supplications – regarder soudain droit devant soi, et voir que l’espace est depuis longtemps ouvert – et à l’œil, et à la main qu’on agite en l’air. Au battement d’aile de l’oiseau inconnu s’envolant vers le ciel, comme effrayé par une note trop aiguë du piano.
La pelouse, sous la terrasse, est toute brillante d’herbe printanière. Au-dessus d’elle flotte la masse blanche et rose des pommiers en fleur. Le tapis violet bleu des jacinthes s’étale à la rencontre d’une visiteuse matinale. Celle-ci pose la main sur une branche de pommier qu’elle tire vers son visage, et respire longuement l’odeur des fleurs, avec un plaisir évident. (J’aurais fait la même chose.) Le terrain vallonné l’empêche de voir le visiteur qui avance sur le sentier, un livre à la main. Il lit et marche lentement, ne se fiant pas à la surface d’ailleurs parfaitement lisse du chemin. De la terrasse, je les vois tous les deux.
Tous deux surgis, sans aucun doute, des pages de Yourcenar, que je lis la nuit, étonné et ravi du titre «Quoi ? L’Eternité.» L’auteur était aussi la maîtresse des lieux et de la maison, qui laissait glisser son regard sur cette plaine, il y a vingt ans.
Le soleil repousse toujours plus loin l’horizon. On voit apparaître des bâtisses d’exploitation – les fruits (non ! les résultats) d’autres mouvements de l’âme et des mains. Le silo à grains. Le château d’eau. Et même des pyramides aux dimensions égyptiennes : de grands tas noirs coniques, les terrils de mines désaffectées. Tout y est comme dans la vie. Vous savez, c’est ça, la vie : de l’eau et du pain, et le travail dans les galeries souterraines, le dos courbé, le visage rongé par une sueur brûlante. Pour recevoir sa portion d’eau et de pain. Il se produit parfois – le siècle qui s’est achevé les a connus, et celui qui commence – est-ce possible – les connaîtra aussi – des concentrations de labeur et d’autorité. En d’autres mots, la prison ou, plus précisément, le camp.
Les aiguilles des cirrus. Quelque part, là-bas… là-bas est ma maison, le repos des épaules alourdies et des jambes affaiblies. Ma maison de légèreté, pareille à la délicate pression du marteau sur la corde sonore. (Dans le ventre du piano : en réponse à la touche effleurée par un doigt rose. En réponse à la note lue par un œil brun. Au mouvement de l’âme du maestro. La réponse à une question d’ailleurs jamais formulée.)
Plénitude : cette douceur. Et cette fraîcheur. Ce presque-là : quelque chose va se passer dans un instant, toute l’attente de ma vie s’achèvera. S’accomplira : quand il n’y plus ni lieu ni temps, quand le rayon d’une étoile lointaine tombe droit dans la pupille : n’est-ce pas le départ, l’adieu de la mort ? La grande frontière du passage, la fine toile par laquelle on pénètre, elle s’avance vers là-bas comme un ventre de femme enceinte, dans lequel se trouve – moi, assis devant la porte ouverte, baigné par l’air, épuisé d’amour.
Ouf, c’est impossible, impensable. Vite, faire un thé, pour que les gestes prosaïques nous sauvent de la tension de l’ultime. Ici, tout est simple, merci : un quartier de citron, des morceaux de sucre brun, du pain grillé. Des gouttes salées, tardives, tombent sur le pain, se mélangent avec la confiture. C’est l’amertume de décennies qui se dissout. Mademoiselle, je vous remercie, vous avez joué divinement. Vraiment ! Je ne sais simplement pas… Je sais que ce n’est pas simple. Merci, merci, non, ce n’est rien.
Le visiteur est depuis longtemps assis sur un banc, avec son livre, en face d’un massif de thuyas. Il est jeune, grand. Maigre. Quel dommage que je ne puisse pas voir les pages ni deviner ce qu’il lit (un jeu si intéressant, dans le métro parisien. Et berlinois.). Le format donne une indication : ce n’est pas un poche, donc, probablement, une nouveauté. Il est entièrement plongé dans sa lecture. Ne se laisse pas distraire par ses propres pensées : elles ne sont pas encore, semble-t-il… Elles ont encore besoin de matériaux étrangers.
A l’autre bout de la pelouse aussi, des changements se sont produits. La visiteuse s’est étendue sur le sol pour prendre le soleil, supposant qu’il n’y avait personne dans le parc. C’est une action relativement hardie : nous sommes tout de même dans la Flandre des robes et des bonnets noirs. Mais ce tableau alarmant n’est visible que depuis la terrasse, déserte à cette heure. C’est probablement une nouvelle venue. Une invitée. Elle est heureuse de se coucher sous le soleil si étonnamment chaud. Le temps du corps. Saison des parfums des herbes et des fleurs. De l’oiseau planant dans le ciel. De la mélodie répétée du violon.
Ce jour, qui exclut tout recours à ce qu’on appelle l’expérience : à ce qui se répète. Les réponses soufflées par le passé ne parviennent pas jusqu’ici, aujourd’hui. Les événements terrestres se dissolvent dans le bleu aveuglant du vide. Même ce corps éclatant de blancheur. Et l’amusant couple de lapins soudain jailli des buissons. Le chat noir avançant, pensif, sur le sentier, bien qu’il fasse aussi entendre une note de confort s’opposant à toute disparition.
Le soleil brille toujours plus fort. Les cascades bleues, sur la plaine, peu à peu. Les terrils noirs de la mine ont pris du poids et de la masse. La flèche de l’église est devenue plus aiguë, plus nette, son élan plus désespéré. Silence des pommiers en fleur. Le jeune homme est assis à califourchon sur son banc, s’appuyant sur ses bras comme s’il était sur un engin sportif. Il est vêtu d’une chemise à carreaux, à manches courtes. La jeune fille s’est retournée sur le dos, elle écarte les bras.
Mais où sui-je, moi ? Qui suis-je ? La mélodie répétée du violon. La musique des répétitions.
(Paru dans les Annales de la Villa Mont-Noir 2002-2003)